EYES
WIDE SHUT
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KUBRICK AU PAYS DES MERVEILLES
Eyes Wide Shut, "les yeux grands fermés" : c'est ainsi que Stanley Kubrick nous lègue sa dernière "ironie filmique", à mi-chemin entre mensonge, fantasme, rêve et réalité.
23h30. Les réactions dans la salle ne se font pas attendre : "très lent" pour certains, "surprenant" pour d'autres. Fusent encore des "décevant", "bric à brac" ou "extraordinaire" … Un Kubrick n'a pas de toutes manières que deux effets possibles : le premier est l'effet grand sommeil pour les inadaptés aux formidables envolées cinématographiques chères au réalisateur. Le second, et sûrement le plus jouissif, est l'effet grand chamboulement. Car Eyes Wide Shut renverse tout sur son passage : morale, tabous, hypocrisie et même publicité. On peut alors comprendre que le public et la censure américaine se soient écroulés comme des quilles. Mais c'est cet effet-là qui mérite largement d'être retenu car reprocher à Eyes Wide Shut sa lenteur revient à paraphraser le travail du réalisateur. Oui, Kubrick aime s'attarder mais toujours pour la bonne cause : rendre son travail beau et offrir ainsi l'une des plus magnifiques scènes de fête, parlons franchement, d'orgie, où les faces cachées côtoient les corps dénudés, le tout dans un décor des plus baroques, bercé par quelques notes glaciales de piano. Malgré tout Eyes Wide Shut ne méritait pas la publicité dont il a involontairement usé. Et c'est là son principal handicap car un Kubrick, même stigmatisé avant sa sortie reste un Kubrick. Le réalisateur est d'ailleurs sûrement le seul à être resté fidèle à lui-même, travaillant essentiellement pour son plaisir personnel et son goût totalement avoué pour un cinéma toujours décalé.
Pourtant Eyes Wide Shut n'est ni un film mystique, ni un porno, ni un chef d'œuvre mais simplement un grand film, magistralement porté par Tom Cruise, excellent, laissant pour une fois tomber son masque d'homme parfait ; et Nicole Kidman, brûlant l'écran d'un battement de cils et laissant jouer chaque parcelle de son corps pour le plus grand plaisir de celui qui la dépeint. Malgré un léger goût d'inachevé, le génie barbu cèle d'une dernière pierre sa filmographie si controversée, offrant ainsi à Tom Cruise et Nicole Kidman la jeunesse éternelle et léguant à nous, spectateurs orphelins, une vie entière dédiée au 7ème art.
Amandine Scherer
DANS LE LABYRINTHE
Un des personnages importants du dernier film de Stanley Kubrick est la ville de New-York. Mais un New-York reconstitué en studio, un espace onirique, où l'irréalité est reine. Si l'artificiel règne, c'est qu'il est le reflet de l'imaginaire de Bill (Tom Cruise). Le héros de Eyes Wide Shut est un personnage en crise dont toutes les valeurs se sont effondrées après que sa femme lui a révélé avoir désirer un autre homme que lui. C'est ce désarroi que reflète le décor, artificiel jusqu'au vertige. Kubrick n'a jamais été préoccupé par la question du réalisme. Son but est de traduire, par tous les moyens cinématographiques à sa disposition, la vérité de son personnage. La ville est ici un théâtre au sens fort du terme où sont mis en scène les fantasmes avortés de Bill. L'espace réelle cède le pas à l'espace mental du personnage. Les dédales dans lesquels s'égarent le héros sont ceux de son obsession scandée tout au long du film par l'image de sa femme couchant avec un autre homme et qui le renvoie à son impuissance à avoir, lui, des fantasmes. C'est là qu'intervient la figure privilégiée du cinéma de Kubrick : le labyrinthe, dans lequel se perd le héros, et qui n'est que la représentation de son déséquilibre. On n'a qu'à se souvenir des couloirs de l'hôtel Overlook dans Shining où Jack Nicholson se laisse gagner par la folie ou bien encore de la ville en ruine de Full Metal Jacket où se perdent Soker (M. Modine) et son unité.
Mais chez Kubrick, c'est aussi le récit qui est labyrinthique et ne cesse de repasser par les mêmes lieux, les mêmes étapes. Ainsi, le duel est le leitmotiv dans Barry Lyndon (le personnage y gagne et y perd son rang et sa fortune) alors que dans Orange Mécanique, Alex refait dans la deuxième partie du film le même trajet que dans la première mais après être passé du statut de bourreau à celui de victime. Bill aussi est condamné à faire le même parcours pour cette fois y voir plus clair : il gagne en lucidité. La scène où il comprend que le loueur de costumes prostitue sa fille montre combien le personnage sort peu à peu de son aveuglement obsessionnel et n'aborde plus la réalité à travers le seul filtre de son imaginaire.
Pourtant, cette lucidité durement acquise ne signifie pas que le personnage soit sauvé. Car au centre de tout labyrinthe se cache un minotaure, monstre que le personnage doit affronter pour s'échapper. Dans Full Metal Jacket, le minotaure est le sniper et à la fin du film, Soker doit choisir et résoudre la contradiction que revendique les inscriptions de son casque où un symbole de paix côtoie l'inscription "born to kill". Dans Eyes Wide Shut, le minotaure est Alice (Nicole Kidman). En se positionnant comme un être animé de désirs, elle pousse Bill à prendre conscience de la pauvreté de ses fantasmes. Alice, dans le film a une aura quasi-magique : elle semble être mieux renseignée des réactions et des actes de Bill que Bill lui-même. C'est donc à elle que Bill doit se confronter et la fin du film : en s'effondrant dans ses bras, il avoue sa défaite et marque son emprisonnement définitif dans le labyrinthe de son impuissance.
Sébastien Warnet
S'il est bien deux films qui sont sortis en 1999 entourés d'une aura de scandale, ce sont bien Romance et Eyes Wide Shut. Dans le premier il y avait Rocco Siffredi, ceci expliquant cela. Dans le second on ne savait pas ce qu'il y avait et les bruits les plus divers ont couru. Et puis il y avait eu la bande annonce et tout le monde s'attendait au film " hot " de la rentrée. En fait, cette attente semble surtout révélatrice de l'air du temps : pour le spectateur d'aujourd'hui il faut appeler un chat un chat et faire entrer la pornographie dans les salles (comprendre faire du porno intello). Et Romance et Eyes Wide Shut ont tous deux déçu les attentes.
Breillat se situe au-delà de la pornographie : elle montre le sexe mais pour réfléchir sur sa portée, sur les relations hommes-femmes. Ainsi Romance X est un film-essai intéressant… mais peut-être un peu trop riche ; et à vouloir parler de tout, le propos de Breillat s'enlise.
Kubrick, lui, reste finalement un réalisateur classique. Assez peu de sexe dans son film (les amateurs auront été déçus de ne pas en voir plus que sur M6 le dimanche soir) mais du suspense ; ce que certains ont reproché. C'est que pour Kubrick l'essentiel se trouve dans l'itinéraire initiatique de son héros qui apprend ce que l'harmonie de son couple cache de fantasmes inavoués. Très vite désidéalisé le couple Cruise/Kidman fait s'affronter amour (conjugal) et désir(s) avant de gagner lucidité et de se pardonner " les yeux grand fermés ".
Comme quoi ce ne sont pas forcément ceux qui en parlent (ou plutôt qui en montrent) le plus qui en parlent le mieux.
David Lagain